C’est un temps heureux. La guerre engagée par Adolf Hitler un an et demi plus tôt s’est déroulée incroyablement bien. Dans ce court espace de temps, l’Allemagne a conquis la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Hollande, la Belgique et la France. La Wermacht est invincible. Le Führer est un génie, “le plus grand stratège de tous les temps”.
Voilà comment débute le film qui passe en ce moment dans nos salles de cinémas – un document historique unique. Il se déroule sur cinq heures haletantes, et continue ensuite à occuper les pensées et les émotions des spectateurs pendant des jours et des semaines.
C’est à la base un film réalisé par des Allemands pour des Allemands. Le titre allemand dit tout : “Nos mères, nos pères”. L’objectif est de répondre aux questions qui préoccupent les jeunes Allemands d’aujourd’hui : qui étaient nos parents et nos grands-parents ? Qu’ont-ils fait au cours de la terrible guerre ? Qu’ont-ils ressenti ? Quelle part ont-ils pris aux horribles crimes commis par les nazis ?
Ces questions ne sont pas posées explicitement dans le film. Mais chaque spectateur allemand est obligé de se les poser. Il n’y a pas de réponses claires. Le film n’explore pas le fond des choses. Il montre plutôt un vaste panorama du peuple allemand au temps de la guerre, les diverses composantes de la société, les différents types de personnes, depuis les criminels de guerre jusqu’aux victimes en passant par les spectateurs passifs.
L’Holocauste n’est pas au centre des événements, mais il est là en permanence, non comme un évènement distinct mais imbriqué dans le tissu de la réalité.
LE FILM démarre en 1941, et ne peut par conséquent pas apporter de réponse à la question qui, à mes yeux, est la plus importante. Comment une nation civilisée, peut-être la plus cultivée du monde, a-t-elle pu élire un gouvernement dont le programme était clairement criminel ?
C’est vrai, Hitler n’a jamais été élu par une majorité absolue dans des élections libres. Mais il s’en est fallu de peu. Et il n’a pas eu de peine à trouver des partenaires prêts à l’aider à former un gouvernement.
Certains ont dit à l’époque qu’il s’agissait d’un phénomène allemand caractéristique, l’expression d’une mentalité allemande particulière, forgée au cours de siècles d’histoire. Cette théorie n’est plus admise aujourd’hui. Mais si c’était le cas, cela pourrait-il se produire dans n’importe quel autre pays ? Cela pourrait-il se produire dans notre propre pays ? Cela pourrait-il se produire aujourd’hui ? Quelles sont les circonstances qui rendraient cela possible ?
Le film n’apporte pas de réponse à ces questions. Il laisse les réponses aux spectateurs.
Les jeunes héros du film ne demandent pas de réponse. Ils avaient dix ans lorsque les nazis sont venus au pouvoir, et pour eux le “Reich de mille ans” (comme l’appelaient les nazis) était la seule réalité qu’ils connaissaient. C’était l’état naturel des choses. C’est là le début de l’intrigue.
Deux des jeunes étaient soldats. L’un avait déjà vu la guerre et portait une médaille de courage. Son frère venait d’être appelé sous les drapeaux. Le troisième jeune était juif. Comme les deux filles, ils sont pleins d’exubérance juvénile. Tout semblait bien.
La guerre ? Eh bien elle ne saurait durer beaucoup plus longtemps, n’est-ce-pas ? Le Führer lui-même a promis que pour Noël la Victoire Finale serait acquise. Les cinq jeunes gens se promettent les uns aux autres de se retrouver à Noël. Pas un n’avait la plus légère prémonition des aventures terribles qui attendaient chacun d’eux.
En voyant la scène, je ne pouvais m’empêcher de penser à mon ancienne classe. Quelques semaines après la prise de pouvoir par les nazis, j’entrais en première année de lycée à Hanovre. Mes condisciples avaient le même âge que les héros du film. Ils auraient dû être appelés sous les drapeaux en 1941, et comme il s’agissait d’un établissement d’élite, ils seraient probablement tous devenus officiers.
En milieu d’année de lycée, ma famille m’emmena en Palestine. Je n’ai jamais revu aucun de mes condisciples, sauf un (Rudolf Augstein, le fondateur du magazine Der Spiegel, que j’ai rencontré des années après la guerre et qui est redevenu mon ami.) Qu’est-il advenu à tous les autres ? Combien ont survécu à la guerre ? Combien ont été mutilés ? Combien sont devenus des criminels de guerre ?
À l’été de 1941 ils étaient probablement aussi heureux que les jeunes du film, espérant être à la maison pour Noël.
LES DEUX frères du film furent envoyés sur le front russe, un enfer inimaginable. Le film réussit à montrer les réalités de la guerre, faciles à reconnaître par quiconque a été soldat au combat. Sauf que ce combat était cent fois pire et le film le fait voir brillamment.
Le frère aîné, lieutenant, essaie de protéger le plus jeune. Le bain de sang qui se poursuit quatre années de plus, jour après jour, heure après heure, change leur caractère. Ils deviennent brutaux. La mort est partout autour d’eux, ils voient des crimes de guerre horribles, ils reçoivent l’ordre d’abattre des prisonniers, ils voient massacrer des enfants juifs. Au début, ils osent encore protester faiblement, puis ils gardent leurs réserves pour eux-mêmes, et puis ils prennent part aux crimes tout naturellement.
Une des jeunes femmes volontaire pour servir dans un hôpital du front, assiste aux terribles agonies des blessés, dénonce une collègue infirmière juive puis éprouve immédiatement des remords, et se fait à la fin violer par des soldats russes près de Berlin, comme ce fut le cas pour presque toutes les femmes allemandes dans les zones conquises par l’armée soviétique avide de revanche.
Les spectateurs israéliens pourraient manifester davantage d’intérêt pour le sort du garçon juif qui avait participé à la fête heureuse du début. Son père est fier d’être Allemand et ne peut pas imaginer des Allemands se livrant aux mauvaises actions dont Hitler brandit la menace. Il ne rêve pas de quitter sa patrie bien-aimée. Mais il met en garde son fils contre la tentation d’avoir des relations sexuelles avec sa petite amie aryenne. “C’est contraire à la loi !”
Lorsque le fils tente de fuir à l’étranger, “aidé” par un officier perfide de la Gestapo, il est pris, envoyé vers les camps de la mort, réussit à s’échapper en cours de route, rejoint les résistants polonais (qui haïssent les Juifs plus que les nazis) et en fin de compte survit.
Peut-être le personnage le plus tragique est-il la seconde fille, une chanteuse frivole, sans soucis, qui couche avec un officier supérieur SS pour favoriser sa carrière, est envoyée avec sa troupe au front, voit ce qui s’y passe réellement, dénonce la guerre, est mise en prison et exécutée dans les dernières heures de la guerre.
MAIS LE destin des héros n’est que la trame du film. Plus importants sont les petits moments, la vie quotidienne, la présentation des divers caractères de la société allemande.
Par exemple, lorsque l’un des amis visite l’appartement où a vécu la famille juive, la jeune femme aryenne à qui l’endroit a été attribué se plaint de l’état de l’appartement où on était venu chercher les Juifs pour les envoyer vers leur mort : “Ils n’ont même pas nettoyé avant de partir ! Voilà comment sont les Juifs, des gens sales !”
Tout le monde vit dans la peur constante d’être dénoncé. C’est une terreur envahissante, à laquelle personne ne peut échapper. Même au front, avec la mort en face, un soldat qui émet le moindre doute sur la Victoire Finale est immédiatement réduit au silence par ses camarades. “Tu n’es pas fou ?”
Pire encore, l’atmosphère étouffante de consensus général. De l’officier du grade le plus élevé à la servante la plus modeste, tout le monde répète inlassablement les slogans de la propagande du régime. Non par crainte, mais parce qu’ils croient chaque mot de la machine omniprésente de la propagande. Ils n’entendent rien d’autre.
Il est extrêmement important de comprendre cela. Dans l’État totalitaire, fasciste ou communiste ou autre, seuls les rares esprits libres peuvent résister aux slogans du gouvernement répétés sans fin. Tout ce qui est différent semble irréel, anormal, fou. Lorsque l’armée soviétique progressait en Pologne pour approcher de Berlin, les gens n’étaient pas ébranlés dans leur foi en la Victoire Finale. Après tout, c’est ce que dit le Führer, et le Führer ne se trompe jamais. L’idée même est absurde.
C’est cet aspect de la situation qu’il est difficile d’appréhender pour beaucoup de gens. Un citoyen soumis à un régime totalitaire criminel devient un enfant. La propagande devient pour lui la réalité, la seule réalité qu’il connaisse. C’est plus efficace que la terreur elle-même.
VOILÀ la réponse à la question que nous ne pouvons nous empêcher de poser encore et encore : comment l’Holocauste a-t-il été possible ? Il a été planifié par un petit nombre de gens, mais il a été réalisé par des centaines de milliers d’Allemands, depuis le conducteur de locomotive jusqu’aux fonctionnaires qui manipulaient les papiers. Comment pouvaient-ils le faire ?
Ils le pouvaient parce qu’il était naturel de le faire. Après tout, les Juifs avaient entrepris de détruire l’Allemagne. Les hordes communistes menaçaient la vie de chaque aryen véritable. L’Allemagne avait besoin de plus d’espace vital. C’est ce qu’avait déclaré le Führer.
Voilà pourquoi le film est si important, pas seulement pour les Allemands, mais pour chaque peuple, y compris le nôtre.
Des peuples qui jouent à la légère avec des idées ultra-nationalistes, fascistes, racistes ou d’autres idées anti-démocratiques ne réalisent pas qu’ils jouent avec le feu. Ils ne peuvent pas imaginer ce que cela signifie de vivre dans un pays qui foule aux pieds les droits humains, qui méprise la démocratie, qui opprime un autre peuple, qui diabolise les minorités. Le film montre à quoi cela ressemble : l’enfer.
LE FILM ne cache pas que les Juifs furent les principales victimes du Reich nazi, et rien n’approche leurs souffrances. Mais la seconde victime fut le peuple allemand, victime de lui-même.
Beaucoup font valoir qu’après ce traumatisme, les Juifs ne peuvent pas se comporter comme un peuple normal, et que de ce fait Israël ne peut pas être jugé selon les critères des États normaux. Ils sont traumatisés.
Cela est vrai pour le peuple allemand, également. Le besoin même de produire ce film inhabituel prouve que le spectre nazi hante encore les Allemands, qu’ils subissent encore le traumatisme de leur passé.
Lorsque Angela Merkel est venue cette semaine rendre visite à Benjamin Nétanyahou, le monde entier a ri de la photo du doigt de notre Premier ministre en train de dessiner négligemment une moustache sur le visage de la chancelière.
Mais la relation entre nos deux peuples traumatisés n’a rien d’une plaisanterie.